NOUREDDINE BEN KHEDER n'est
plus !
NOUREDDINE BEN KHEDHER dirigeant de la
Gauche Tunisienne des années 60/70,
Image de proue du mouvement estudiantin
tunisien des année70 engagé politiquement comme cofondateur du mouvement
contestataire « Perspectives » en 1963 au moments les plus noirs de la pensée
unique et du parti unique dont les séquelles continuent à traumatiser notre
pays. il à connu la prison la torture et l'exil et fini dans l'exclusion. Sa
dernière apparition pour soutenir l'initiative démocratique qui commence à se
dessiner comme un nouveau projet pour unir la gauche en Tunisie malgré la
maladie démontre qu'il n'a rien renier de son engagement pour l'action en faveur
de la justice sociale dans son pays.
NOUREDDINE BEN KHEDHER est décédé le 10 février 2005 des suites
d'une longue maladie. Son entretien avec Michel Camau et Vincent
Geisser, Tunis, avril 2002, publiait dans l'ouvrage Habib Bourguiba. La
trace et l'héritage, Paris, Karthala, 2004 constitue un élément qui peut
cerner les contours du personnage, son histoire et ses idées. Son décès après
celui d’Ahmed Othmani en début de décembre dernier constitut le début
d’expiration d’une génération qui s’éteint.
Entretien avec M. Noureddine Ben Khidher
• Avant
d’aborder votre parcours politique, pourriez-vous nous parler de vos origines
familiales ?
Je suis
issu d’une famille semi-féodale du sud tunisien. Mon grand père paternel gérait
un patrimoine immobilier et agricole important accumulé au dépens de ses
« associés » nomades. Il exerçait, par ailleurs, les fonctions de
cheikh, fonction administrative qui le liait étroitement tant aux autorités
beylicales que coloniales.
Mon père, gauchiste avant la lettre, a récusé les avantages que pouvait lui
procurer la situation de la branche riche des Khader, pour s’installer avec sa
famille dans la partie basse et pauvre de notre village. Il a eu le Certificat
d’études primaires, ce qui n’était pas évident pour l’époque et la région, et a
même profité de quelques années d’études secondaires. Cela en fit le principal
« intellectuel du village ». J’en ai hérité une initiation précoce à
la langue française et une familiarité tout à fait insolite avec les oeuvres
des grands maîtres de la littérature classique, ainsi que de la bande dessinée,
fournies en abondance par les liasses de rébus qui servaient, dans l’épicerie
que tenait mon père, de papier d’emballage.
Mon
père était nationaliste fervent et cadre actif du Néo-Destour. Il a pris part
d’une façon très conséquente à la phase armée de la lutte nationale, ainsi que
mon oncle maternel d’ailleurs. La question palestinienne l’interpellait très
fort. Lors du schisme qui a traversé le pays au moment des négociations avec la
France sur les conditions de l’indépendance, il a choisi le camp de Ben
Youssef. Bourguiba, conscient de son rayonnement dans la région, a décidé de
l’éliminer et un commando l’a assassiné au vu et au su de tout le monde un jour
de novembre 1956. Quelques jours avant son assassinat, j’ai eu l’occasion de
lui dire que je ne partageais pas ses choix politiques et que le discours de
Bourguiba m’était plus proche.
Comme
la plupart des élèves de ma génération, je me sentais en phase avec le Destour
et ses revendications. La notion de sacrifice ne me répugnait pas. Mal m’en
prit car cela se traduisit par une sanction très négative sur la suite de mes
études : l’exclusion, à l’âge de quatorze ans, du lycée de Tunis où j’ai
été admis par miracle.
En 1958, je suis parti en France pour suivre des soins médicaux dans un
sanatorium. Outre les Français, il y avait des communautés plus ou moins
importantes d’élèves venant de diverses colonies. Mes préférences allèrent au
groupe des Algériens, dont la cause me paraissait plus urgente et
l’argumentation plus forte intellectuellement.
• Et
dans quelles circonstances a été créé le Groupe d’étude et d’action socialistes
tunisien (GEAST), dit Perspectives ?
Le
mouvement Perspectives a été créé à Paris en 1963. C’est une émanation directe
des débats au sein de l’UGET[1]. Dans la section de Paris, il y avait deux
tendances dominantes de gauche, les communistes du PCT [2] et les trotskistes,
plus quelques nationalistes arabes. C’étaient les formations les plus actives.
Parallèlement, il y avait des éléments indépendants qui luttaient contre
l’hégémonie du Destour [3]. En fait, Perspectives est né du refus de
l’appropriation de la section syndicale par ces deux tendances (les communistes
et les trotskistes), de cette volonté de distanciation avec les deux grands
courants politiques de l’UGET. Perspectives, ce sont des indépendants qui
disaient n’avoir d’allégeance que pour la Tunisie. Le noyau des indépendants
comprenait aussi quelques communistes et quelques trotskistes en rupture de
banc. Pour nous, les indépendants, seul nous motivaient les échos plutôt
pessimistes qui nous parvenaient du pays et les mésaventures de l’après
indépendance dont on percevait de plus en plus la gravité.
• Vous
vous qualifiez d’« indépendants » ?
Je ne
sais plus si le terme « indépendants » était utilisé à l’époque mais
je pense que oui. Avant de fonder Perspectives, le premier texte que nous avons
produit consistait en une invite pressante pour la communauté estudiantine
tunisienne à s’intéresser à ce qui se passe dans le pays. À chaque fois qu’un
événement grave survenait en Tunisie, nous appelions à un rassemblement au 115
boulevard Saint-Michel. L’on tenait des assemblées générales où il y avait
environ 200 à 300 étudiants. C’était énorme à l’époque.
•
Qu’est-ce qui vous différenciait au sein de l’UGET-Paris de ces deux courants
dominants ?
Ce que
qui nous différenciait des « communistes » et des trotskistes, c’est
qu’ils étaient plus marqués que nous par les pratiques de groupes politiques
organisés et qu’ils avaient des choix idéologiques très arrêtés. Nous, nous
voulions coller à la Tunisie. Les débats idéologiques au sein de l’UGET ne nous
concernaient pas. Nous étions des patriotes attachés à notre terre. Jamais, je
n’aurais voulu ne pas rentrer en Tunisie. Notre premier texte exprime
d’ailleurs cette volonté de délaisser les idéologies étrangères pour nous
mettre au service exclusif de notre patrie. Au départ, le groupe fondateur
était composé de Ahmed Smaoui, Hachemi Jegham, Mohammed Charfi, Mohammed
Mahfoud Khémais Chamari, Hasssen Ouardani, Abdelhamid Mezghenni et moi-même.
Notre premier support a été le bulletin de la section de l’UGET-Paris (El
Ittihad). Nous nous y exercions à la rédaction et y développions un discours
rassembleur sur le registre : la Tunisie, c’est le commun dénominateur,
c’est l’intérêt de la Tunisie qui doit seul faire l’objet de notre attention,
etc.
• Et,
vous personnellement, par quels courants de pensée avez-vous été
influencé ?
J’ai
beaucoup été influencé par l’existentialisme de Sartre. Cela a correspondu sans
doute à des dispositions personnelles à concevoir la responsabilité de l’être
humain comme un fait majeur. La pensée sartrienne m’interpellait, dans la
mesure où elle reposait sur l’idée que chacun de nous est responsable et de lui
même et de ce qu’il y a autour de lui, qu’il n’y a pas de possibilité de se
mentir, de se trouver des alibis pour ne pas s’engager, que ce soit dans la vie
personnelle ou dans la vie collective. À Paris, je fréquentais beaucoup
l’entourage de Sartre à Saint-Germain, je lisais la revue Les Temps Modernes.
Je le voyais en personne, car il était accessible, il se produisait devant des
auditoires d’étudiants, notamment d’étudiants maghrébins. Je savais qu’il
sympathisait avec Kateb Yacine [4] et cela me le rendait encore plus proche. La
polémique avec le Parti communiste [5] m’interpellait aussi : elle me
paraissait porteuse de richesse. Cet homme engagé qui contestait ce qu’il y
avait de totalitaire dans la pensée marxiste me paraissait intéressant, alors
qu’à l’époque, je n’avais pas lu une seule ligne de Marx.
C’est
plus tard, que j’ai commencé à découvrir le marxisme à travers les citations de
Sartre. J’ai commencé à lire les ouvrages de Rosa Luxembourg, de Jaurès et tout
ce qui pouvait paraître aux éditions Maspéro. Mais Marx et Lénine, je ne les ai
lu qu’après mon retour à Tunis. Les deux livres qui m’ont le plus marqué
étaient Le Manifeste du parti communiste et Le 18 Brumaire de Louis Napoléon
Bonaparte.
J’ai
été aussi influencé par les milieux militants algériens, parce qu’ils avaient
un discours tiers-mondiste sur l’industrialisation, l’agriculture, la réforme
agraire... Je me rappelle que je lisais régulièrement Révolution africaine et
les papiers de Mohamed Harbi [6] que je n’ai d’ailleurs jamais rencontré. J’ai
été marqué également par le leader marocain Mehdi Ben Barka qui est venu à
plusieurs reprises nous rencontrer au 115 boulevard Saint-Michel : son
discours me plaisait. Il faut dire que les débats idéologiques sur le Maghreb
me concernaient beaucoup.
• Au
début du groupe Perspectives, quels étaient vos objectifs et vos
motivations ?
Les
premiers temps, notre objectif était de continuer à mobiliser, continuer à
faire en sorte que les positions de gauche soient incluses dans les résolutions
de l’UGET. La deuxième chose, c’était de débattre chaque fois qu’on le pouvait
au sein de la section de Paris et ceci malgré nos divergences, malgré nos
différends. Quand le revue a été lancée nous avions pour objectif premier de
réaliser les études les plus approfondies et les mieux rédigées possible, sa
diffusion la plus large possible et la participation la plus assidue possible à
la vie de la section parisienne de l’UGET afin de gagner la partie.
• Quel
type de relations entreteniez-vous avec le parti (Néo-Destour) et le
pouvoir ?
La
période de Mohamed Sayah à la tête de l’UGET [7] a correspondu à une reprise en
mains par le Néo-Destour. Il se manifestait une certaine violence comme le vol
des urnes par des responsables destouriens. C’était la période de normalisation
syndicale. Il est vrai que l’UGET était un vivier pour l’État, d’où une course
à l’allégeance à l’égard de Bourguiba. Mais, à ma connaissance, aucun d’entre
nous [fondateurs de Perspectives] n’a été concerné par le militantisme au sein
du Néo-Destour après l’indépendance. Il faut dire que nous étions à Paris et
que nous étions donc plus sensibles à l’internationalisme et moins soumis aux
directives d’un chef. De plus, par nos parents restés au pays, nous commencions
à entendre parler des difficultés qui surgissaient. De plus en plus nous
prenions conscience du fait que l’indépendance n’était pas le paradis qu’on
nous promettait. Personnellement, je n’étais pas anti-destourien, mais force
est de constater que le Néo-Destour était le tremplin idéal pour les promotions
sociales et politiques. Je regrette de le dire, mais je ne connais personne
parmi les Destouriens qui ait marqué intellectuellement son époque, je ne vois
pas qui parmi eux est devenu un grand cinéaste, un grand romancier, ou un grand
philosophe.
•
Mustapha Ben Jaafar [8], l’un des anciens dirigeants étudiants proches du
Néo-Destour, nous a pourtant affirmé que, malgré vos différends, il régnait une
certaine convivialité au sein de l’UGET-Paris ?
Cela
est tout à fait vrai. Tant que les Destouriens n’en étaient pas arrivés à la
violence, il régnait effectivement une certaine convivialité au sein de
l’UGET-Paris. Aux congrès de l’organisation syndicale, personne ne trouvait à
redire au fait que la majorité soit destourienne. De leur côté les Destouriens
acceptaient le dialogue avec les opposants de gauche voire admettaient certains
des amendements proposés par les représentants de cette dernière quand il
fallait voter les résolutions du congrès. Il est vrai que la minorité avait
beaucoup de choses à dire sur tout. Ce n’était pas la guerre, comme chez les
étudiants algériens, certes, mais avec le temps, l’ambiance a commencé à se
dégrader au sein de l’UGET, du fait que la majorité des étudiants destouriens
était de plus en plus favorable à la répression. Bien sûr, il est facile
aujourd’hui pour tel ou tel des protagonistes destouriens de l’époque
d’insister sur ses qualités démocratiques précoces. Mais j’espère que des
débats ouverts pourront un jour s’organiser pour que la vérité sur les uns et
les autres soit établie avec le plus de rigueur et de loyauté possible.
•
Lorsqu’ils se rendaient à Paris, les dirigeants destouriens avaient l’habitude
de rencontrer les étudiants tunisiens. Pouvez-vous évoquer ces
rencontres ?
Oui, je
me souviens notamment de la rencontre avec Ahmed Ben Salah [9]. Je crois que
c’était en 1962. Il avait accepté d’affronter l’ensemble des étudiants. Mais je
ne me rappelle pas qu’il ait dit des choses qui auraient pu convaincre, ou nous
apprivoiser par leurs qualités intellectuelles. À ma connaissance, Ben Salah
avait été envoyé par Bourguiba pour contrecarrer ce raz de marée de jeunes
contestataires. Il voulait nous convaincre que nous avions tort. Nous
l’interpellions sur la démocratie, sur le programme de l’UGTT et nous lui
posions cette question : est-ce que vous concevez que les gens puissent
aller au paradis à coups de trique ? En fait, il n’a convaincu personne,
ni sur les raisons de l’interdiction du Parti communiste ni sur le complot
contre Bourguiba [décembre 1962]. Ben Salah répétait toujours, que c’était lui
qui avait raison et que nous n’avions rien compris à rien.
• Et
dans quelles circonstances, avez-vous décidé votre retour en Tunisie ?
J’ai
décidé de rentrer au pays durant l’été 1964. L’opposition facile, bien au chaud
dans un café parisien n’était pas de mon goût. J’étais intimement convaincu
qu’il me fallait vite me décider pour l’une ou l’autre alternative : rentrer
au pays et assumer les conséquences de mes choix aussi dangereuses qu’elles
puissent être, ou abandonner les facilités des oppositions salonardes pour
retourner à mes études volontairement interrompues, par exemple. Une anecdote
piquante a précipité mes choix en faveur du retour. Un jour que j’étais assis
sur un banc face au jardin du Luxembourg, un clochard assis à côté de moi m’a
traité de sale bicot. C’était la première fois que cette insulte m’a concerné
personnellement et directement, je l’ai pris très mal et j’ai décidé de rentrer
immédiatement dans mon douar d’origine, là au moins où je pouvais tout subir
sauf l’insulte de l’exclusion raciste.
C’est
Khémais Chamari qui a trouvé le plus à redire sur ma décision. Il fallait,
disait-il, d’abord consolider d’avantage ce que nous avons entrepris à Paris.
J’ai fait la sourde oreille. J’ai été très content de savoir que Mohamed Charfi
et sa femme Faouzia Rekik ainsi que Ahmed Smaoui avaient eux aussi décidé de
mettre les voiles cet été-là.
•
Revenons sur vos motivations. Quels étaient vos objectifs de départ ? Vos
projets se limitaient-ils au syndicalisme étudiant, à l’UGET ?
Nos
projets de départ consistaient en l’accumulation de connaissances objectives
suffisantes sur la situation dans le pays qui autoriserait des prises de
position motivées crédibles et loyales. Au départ, Perspectives était organisée
en groupe d’étude. Plus précisément, nous avions mis en place quatre
commissions : culture, agriculture, industrie et une autre, dont je ne me
rappelle pas l’intitulé. Notre projet était de rassembler des documents qui
alimenteraient le travail de ces commissions. L’intention de départ était
clairement intellectuelle. Nous cherchions à analyser, à comprendre la société
tunisienne. La critique majeure que nous adressions aux trotskistes et aux
communistes, c’était l’absence de la Tunisie dans leurs préoccupations, en
apparence du moins. Nous leur disions : mais où est la Tunisie dans vos
analyses, on ne la voit pas ?
• Sur
quelles sources vous appuyiez-vous pour développer vos analyses ?
Nous
consultions les travaux universitaires et les thèses de doctorat de la Faculté
de droit de Paris. La majorité des membres de Perspectives était universitaire
en contact avec les sommités du droit et des sciences humaines. En ce qui me
concerne, j’assistais aux conférences de Jacques Berque sur les structures du
Maghreb. On lisait tous les grands auteurs tiers-mondistes de René Dumont à
Tibor Mende en passant par Georges Despois etc., dont je retrouve, avec
plaisir, aujourd’hui les livres chez les bouquinistes de Tunis. Nous lisions
des monographies sur la Tunisie, qui paraissaient au PUF, comme par exemple
l’étude de Paul Sebagh sur Melassine [quartier populaire de Tunis].
•
Pouvez-vous nous décrire les débuts de l’implantation du mouvement Perspectives
en Tunisie ?
Notre
mouvement a commencé à prendre en Tunisie entre 1964 et 1966 (année de la
première arrestation). Ahmed Smaoui et moi, nous animions des débats, des
présentations devant des petits groupes dans les chambres universitaires. Il
n’y avait jamais plus de dix personnes. Oui, nous tenions des réunions
hebdomadaires dans les chambres universitaires. On impressionnait par notre
courage. On n’avait peur de personne ! On discutait librement, on
transgressait les interdits. On se réunissait pour débattre de tout dans les
cafés de Tunis entre le boulevard du 9 avril (l’Université) et le Colisée
(centre-ville). On rapportait une façon d’être de Paris. C’était une sorte de
dolce vitae militante. Il y avait une présence féminine très forte dans notre
groupe. Il y avait une atmosphère particulière de liberté : on se serait
cru dans une ville de province française. Le journal Perspectives était imprimé
en France et distribué clandestinement en Tunisie. À l’époque, le pouvoir ne
faisait apparemment pas grand cas de notre style de vie. Nous n’avions pas
vraiment conscience de la persécution. Cette période a duré de 1964 à 1966.
Après, les déboires ont commencé : en 1966 (quelques jours de garde à
vue), puis en juin 1967 et l’arrestation de Mohamed Ben Jennet, figure
emblématique du mouvement, et surtout en mars 1968.
• Vous
parlez de « présence féminine ». Quelle était la place des femmes
dans Perspectives ?
Il n’y
avait aucune réticence quant à la place des filles dans le mouvement. En 1961,
quand j’ai « débarqué » au 115 du boulevard Saint-Michel, j’y ai vu
des filles tunisiennes qui fréquentaient les cafés avec les garçons et
manifestement sortaient avec eux. Cela m’a paru être la révélation la plus
extraordinaire que je pouvais avoir. Ce côté agréable m’a incité à rester et à
chercher à comprendre ce qui se passait. Après, au café « Gai
Lussac », nous avons développé des rapports garçons-filles qui me
paraissent aujourd’hui idylliques. Jamais, depuis, je n’ai vécu, en groupe, cette
intensité de rapport entre les deux sexes et ce respect mutuel. Les filles
n’étaient pas des compagnes de vie classiques, mais elles étaient d’abord nos
compagnes d’idées, de convictions. C’était très important.
• Il
semblerait que Gilbert Naccache ait joué un rôle important dans l’implantation
du mouvement Perspectives en Tunisie. Pourriez-vous nous décrire son
itinéraire ? Etait-il trotskiste ?
Oui,
Gilbert Naccache « Papi » pour les intimes, était trotskiste. Il
était contre l’exil à l’étranger et reprochait aux trotskistes de Paris d’être
trop bureaucratisés, d’être trop déconnectés par rapport à la réalité
tunisienne. Il estimait qu’ils étaient embourbés dans leurs débats idéologiques
et pas du tout concernés par l’évolution du mouvement à Tunis. Il était
ingénieur agronome. C’était un garçon brillant qui avait terminé ses études
avant nous. Il a choisi de rentrer en Tunisie l’année même où sa mère et ses
sœurs quittaient le pays, comme une bonne partie de la communauté juive
d’ailleurs [10]. Il ne voyait pas d’autre espace de vie que la Tunisie, et même
aujourd’hui, il est blessé quand on lui pose la question : mais pourquoi
tu es resté en Tunisie avec toutes ces difficultés ? Il n’accepte pas ce
discours et je lui sais toujours gré de cet attachement. À l’époque, il était
détaché par le ministère de l’Agriculture auprès de la FAO. Il a eu beaucoup de
problèmes avec sa direction : il n’était pas d’accord avec les méthodes de
développement appliquées en Tunisie. Il pensait qu’elles ne s’intéressaient pas
suffisamment aux régions défavorisées. Manifestement, il était déjà en contact
avec le syndicat de l’agriculture de l’UGTT.
• Et
vous précisément quelles étaient vos relations avec Gilbert Naccache ?
Quand
je suis rentré définitivement en Tunisie, c’est lui qui m’a hébergé. Il avait
un grand appartement. J’y avais une chambre et nous vivions une vie de
célibataires. Grâce au compagnonnage de Naccache, j’ai pu sans trop de
difficulté me réaclimater à la Tunisie. J’ai pu continuer à m’enrichir sur le
plan intellectuel car on avait les mêmes lectures. On lisait Le Monde, Le
Nouvel Observateur, on achetait des livres et on en discutait.
Il était trotskiste et était le plus jeune de son groupe. Il a essayé de
convaincre ses camarades trotskistes de nous rejoindre. Ils y ont mis du temps.
Lui même a pris le temps suffisant pour nous voir à l’œuvre et se convaincre du
bien fondé de nos pratiques. Lorsqu’il en a été convaincu, il s’est donné corps
et âme au groupe. Jamais militant n’a été aussi généreux et aussi intrépide que
lui.
• Il
existe une polémique autour du fait que Naccache soit devenu rapidement un
dirigeant, alors qu’il était l’un des derniers arrivés. Son adhésion à
Perspectives a-t-elle modifié les objectifs de votre mouvement ?
Je
crains que cette polémique ne couvre que très mal des instincts douteux. Papi a
permis à de nombreux camarades qui rentraient de Paris de se
« réaclimater » à la Tunisie. Il a aussi contribué à maintenir une
certaine modernité dans le mouvement. De 1964 à 1966, tout le groupe rentré de
Paris, sans exception, entretenait avec lui les relations les plus étroites et
les plus amicales. Contrairement à ce que j’entends dire parfois, mes rapports
avec Papi n’étaient pas fait de domination de l’un par l’autre. Papi est venu
sincèrement et loyalement à Perspectives, il l’a servi de son mieux. Beaucoup
mieux, en tout cas que ceux qui aujourd’hui, pour se dédouaner, croient
intelligent de charger le minoritaire par qui toujours le scandale arrive,
quand on veut aller par le chemin le plus court au secours de la victoire.
•
C’était la période maoïste de l’histoire de Perspectives ?
Non,
bien avant. Papi n’est pas l’initiateur du maoïsme dans le groupe. Dès notre
arrivée de Paris, nous cherchions à gagner la sympathie des meilleurs. Naccache
en était un. Lorsqu’il a rejoint le groupe, il était naturel qu’il y joue les
premiers rôles. Notre direction n’était pas une direction centralisée fermée
sur elle même et jalouse de ses prérogatives. Toute personne disponible et
manifestant des qualités réelles était très vite adoptée. C’est ainsi que cela
s’est passé pour Naccache comme pour d’autres.
• Mais
en dehors des milieux étudiants et universitaires, développiez-vous des actions
dans d’autres secteurs sociaux ?
Oui,
nous développions des actions en direction de l’UGTT. C’est Papi qui nous a
fait prendre conscience de l’importance de l’UGTT. Certains comme lui et Rachid
Bellalouna ont très vite compris que l’UGTT était un lieu tout aussi essentiel
que l’UGET, dans la mesure où certains d’entre nous étaient déjà dans la vie
active et pouvaient donc militer dans le syndicat des travailleurs. Je sais que
beaucoup de professeurs perspectivistes sont allés à Kairouan pour participer à
une réunion syndicale et cette participation a été remarquée. En tout cas, nous
développions simultanément des actions dans les deux structures syndicales. Il
fallait surtout convaincre les étudiants que l’UGET était un lieu privilégié de
débats, chose qui leur était totalement étrangère car ils pensaient que l’UGET
était synonyme de Destour, et qu’il était infecté de policiers. Ils estimaient
que l’UGET ne servait à rien. À travers l’exemple de nos actions menées au sein
de la section de l’UGET-Paris, nous cherchions à leur prouver le contraire.
• Vous
avez aussi développé une stratégie de l’entrisme ?
Non,
jamais .Cela aurait pu être le cas tant la stratégie de l’entrisme pouvait se
justifier par les conditions difficiles du militantisme indépendant à cette
époque. Mais cette stratégie n’a jamais été développée ni par la direction de
Perspectives, ni ses militants. La confusion est née d’une opinion libre rédigé
par Naccache et parue dans l’un des numéros de la revue suivie par une réponse
rédigée par un militant de Paris. Jamais débat collectif n’a été organisé dans
les structures du groupe autour de cette stratégie.
• Mais
fondamentalement vous étiez dans la lignée bourguibienne, pas le Bourguiba du
pouvoir quotidien, mais le Bourguiba du projet moderne, de construction
nationale et étatique ?
Aujourd’hui,
je ne dirais pas le contraire. À l’époque, nous croyions que nous étions dans
l’opposition radicale à Bourguiba. Il était pour nous le « Comédien
suprême »[11]. En fait, nous adhérions complètement à l’idéologie
positiviste et moderniste de Bourguiba. Nous étions ses enfants illégitimes. Ce
qui nous opposait véritablement à lui c’était la question de l’impérialisme.
Nous considérions que les positions officielles de la Tunisie sur le Vietnam et
Cuba, entre autres, étaient des plus réactionnaires. On critiquait également le
« pouvoir personnel ». Nous relisions toujours l’éditorial d’Afrique
Action de 1961 qui dénonçait le pouvoir personnel [12]. Mais à l’époque, c’est
vrai, notre pensée n’était pas encore dominée par les catégories marxistes.
Nous ne parlions pas encore de prolétariat, de parti du prolétariat. Nous ne
croyions pas à la nécessité d’une lutte violente contre la bourgeoisie. Nous
cherchions à organiser notre travail en commissions d’étude, à écrire des
articles pour notre revue. Nous débattions du contenu des revues théoriques qui
paraissaient à l’époque. À l’époque, il faut avouer également qu’il n’y avait
pas de pressions policières qui nous empêchait de manifester nos opinions. Sur
les questions importantes de la femme, de l’enseignement, de la Palestine, par exemple,
nous étions assez favorables aux positions de Bourguiba. En 1965, au plus fort
du conflit Bourguiba-Nasser, je me souviens que nous étions collectivement sur
les positions du premier. Nous avons surtout été attaqués quand, en 1967, nous
avons développé dans notre fameuse « Brochure jaune » nos positions
sur la Palestine. Nous étions la bête noire des nationalistes et des
socialistes arabes car nous étions favorables à un État fédéral en Palestine.
• À
l’époque, avant 1967, vous vous situiez finalement dans le sillage du
réformisme tunisien. Le régime ne semblait pas s’inquiéter outre mesure.
D’ailleurs il paraît que Bourguiba lisait votre revue Perspectives ?
Oui, il
est connu qu’à l’issue de chaque congrès de l’UGET, Bourguiba avait toujours
l’habitude de recevoir la nouvelle commission administrative, majoritairement
destourienne. En 1965, on m’a rapporté qu’il avait fortement pris à partie ces
hôtes au sujet de la faiblesse de leurs écrits comparés à ceux qui paraissaient
dans notre revue. Comment expliquer, leur aurait-il demandé, qu’avec tous les
moyens mis à votre disposition par le Parti et l’État vous rédigiez des choses
aussi nulles, alors qu’avec leurs moyens limités, les gens de Perspectives,
peuvent produire des écrits aussi denses et aussi documentés ? Ce fait m’a
été relaté par le patron de la Direction de la Sécurité de l’État (DSE) lors de
notre arrestation en 1968.
•
Venons en maintenant à la période maoïste de l’histoire de Perspectives.
Certains, comme Mohamed Charfi, parlent d’ailleurs de « dérive
maoïste ». Ils accusent notamment le coopérant français, Jean-Paul
Chabert, de vous avoir manipulés. Que pensez-vous de cette version ?
Je suis
d’accord avec Charfi sur l’évolution maoïste de Perspectives mais, en revanche,
je ne peux pas le suivre sur la thèse de la manipulation. Comme je vous l’ai
dit au sujet de Gilbert Naccache, je trouve trop facile de rejeter la
responsabilité de ses actes sur les autres surtout quand il s’agit d’étranger
ou de minoritaire. C’est trop facile, voire suspect. Le maoïsme était un
phénomène universel, comme le marxisme d’ailleurs. Il aurait été anormal qu’une
génération de jeunes tunisiens, aussi à l’écoute du monde ne cherche pas à être
en phase avec les concepts et les idées dominants du moment. Je continue à
revendiquer aujourd’hui cette « dérive » comme l’un des moments forts
de mon investissement personnel, de ma culture et de mon équilibre psychique.
C’était une adhésion à un grand rêve universel. Ce qui importe pour moi, c’est
que l’on a été porté par ce rajeunissement de la pensée marxiste dans son
aspect dynamique. Nous étions sensibles au discours de la Révolution
culturelle. C’était un discours qui appelait à la révolte, au droit à la
révolte, un discours qui affirmait que l’on pouvait déplacer des montagnes.
Voilà à quoi se résume notre engagement maoïste.
• Ce
n’est donc pas le côté « Gardes rouges » qui vous attirait dans le
maoïsme ?
La
meilleure preuve, c’est que l’on ne s’est jamais organisé en « Gardes
rouges ». Nous n’avons mis en œuvre ni séances de sports, ni arts
martiaux. Pour nous, le maoïsme, c’était la révolution culturelle ! C’est
parce qu’elle était « culturelle », qu’elle a produit une résonance
dans nos esprits. Ce n’était pas J.-P. Chabert, coopérant français qui avait
une profonde sympathie pour la Tunisie et son élite, qui était le principal
« déclencheur » : c’était la situation tunisienne qui appelait
cette jeunesse à être active. Et qu’a-t-elle trouvé sur le marché de
l’idéologie de l’époque ? La Révolution culturelle ou le nationalisme
arabe. Nous avons choisi la Révolution culturelle, et plus particulièrement son
aspect festif. Mais nous ne nous sommes jamais organisés dans le but de nous
emparer du pouvoir par la violence.
• Et
vous continuiez toujours à vous revendiquer de la démocratie ou est-ce que vous
la considériez comme une notion bourgeoise ?
En
février 1968, nous avons rédigé et distribué très largement un tract-pamphlet
contre Ahmed Mestiri, l’accusant d’être un faux démocrate et soutenant que
seule la destruction de l’État bourgeois ouvrirait la voix à la vraie
démocratie. Aujourd’hui, je tiens cette thèse pour très contestable et j’aurais
souhaité qu’on ne l’ait pas soutenue (je vous fais signaler en passant qu’il
s’agit là d’une thèse léniniste et non maoïste). Toujours est-il, que c’est à
cette époque que nous avons voulu faire la jonction avec la classe ouvrière
C’est à cette époque aussi que nous avons lancé El Amel el tunsi [13], une
publication rédigée en tunisien et destinée aux travailleurs. Nous publions des
lettres et des poèmes, principalement d’émigrés tunisiens en France. Nous
allions chercher les ouvriers dans les usines. La revue Perspectives s’est
transformée : d’une revue intellectuelle, elle est devenue un journal de
propagande. Nos articles étaient de moins en moins théoriques. Sur ce
changement de ligne, et autant que ma mémoire me soit fidèle, je témoigne que
je n’ai souvenir d’aucune opposition caractérisée. Je veux dire par là qu’aucun
militant n’a jamais soumis, ni à la base ni aux instances dirigeantes un texte
solidement argumenté remettant en cause la ligne qui prévalait et attirant
l’attention sur ses dangers. La polémique viendra plus tard violente,
destructrice mais en prison entre quatre murs. J’espère que les archives du
mouvement deviendront un jour accessibles pour aider à la connaissance de la
vérité.
• Pour
revenir à la phase chinoise de Perspectives, ne peut-on pas émettre l’hypothèse
d’une manipulation de l’ambassade de Chine à Tunis ?
Non, je
ne pense pas que cette idée de manipulation soit pertinente. Je tiens à
rappeler que c’est nous qui avions pris l’initiative de contacter l’ambassade
de Chine, et non le contraire. D’ailleurs, j’avais très peur au moment de notre
procès que ce fait soit retenu comme pièce à charge, à savoir : la
possession d’une littérature diffusée par l’ambassade chinoise et surtout une
machine à écrire qu’elle nous avait gracieusement offerte. Nous étions dans
l’inconscience complète.
•
Est-ce que l’on peut dire que vous étiez libertaires à l’image des libertaires
des années soixante ? Libertaires par rapport au style de vie, à la
croyance en l’autonomie de l’individu ?
C’est
certain, nous n’avions rien du puritanisme des « Gardes rouges ».
Nous étions des jouisseurs. Nous aimions la vie. Nous aimions sortir. Lors de
notre passage à Paris, nous avions fait l’apprentissage de la liberté et de
l’amour des belles choses. Le contexte avait changé à la fin des années
soixante. L’université drainait désormais des étudiants qui n’avaient pas grand
chose à voir avec notre façon d’être. Ils étaient moins portés sur l’intellect
et davantage sur l’action et l’investissement physique. Ces nouveaux
perspectivistes étaient l’expression de la Tunisie profonde.
•
Venons en maintenant à la question de la répression. Comment expliquez-vous
cette attitude très ferme du pouvoir alors que vous ne représentiez pas un réel
danger pour la sécurité de l’État ?
Nous
avons dû l’affoler, parce que, pendant la période de février-mars 1968, nous
avons développé une politique d’agitation comme sans doute peu de groupes
savent le faire. Nous avons appris à manipuler ce que l’on appelle la
« ronéo vietnamienne », c’est-à-dire à fabriquer nous mêmes nos
supports d’agitation. Nos tracts, toujours rédigés en français, étaient
diffusés à grande échelle par des groupes qui s’investissaient la nuit. Nos
graffitis qui s’étalaient sur les murs des faubourgs et sur les bus
mobilisaient flics, employés de municipalités et miliciens du parti pour les
effacer... C’est aussi à cette période que nous avons appelé aux grands
rassemblements à l’université. Des assemblées générales libres regroupaient des
centaines, voire des milliers d’étudiants. C’en était probablement trop pour un
régime habitué à l’autosatisfaction et la fiction de l’adhésion unanime de la
population.
• À ce
moment là précis de votre évolution (1967-1968), quels étaient vos
objectifs ? Vous souhaitiez renverser le pouvoir ?
Jamais
nous n’avons songé à quelque chose de pareil. On veut absolument nous ramener à
des catégories préétablies mais je crois que Perspectives ne répond pas à ces
canons-là. Nous avons sans doute constitué la première manifestation forte du
refus de la société tunisienne de prendre pour de l’argent comptant les
discours souvent fait de mensonges et de fausses promesses. Nous étions
l’expression d’une société qui n’avait plus pour souci l’indépendance par
rapport à l’étranger mais la revendication du droit à l’autonomie du citoyen
par rapport aux dictats de l’État. Bien sûr des formules à l’emporte pièce ont
du exister, des dépassements verbaux ont du piquer au vif tel ou tel
responsable incriminé. Mais fallait-il pour cela confondre les signes de
l’affirmation forte de désir de citoyenneté libre avec la volonté de prise de
pouvoir et la condamnation à des dizaines d’années de bagne pour complot contre
la sûreté intérieure et extérieure de l’État.
• Au
moment de votre procès, en 1968, il y avait déjà deux groupes bien distincts au
sein de Perspectives ? Peut-on parler d’un clivage, d’une scission ?
Il
semble aujourd’hui établi que le pouvoir a décidé, à la fin de l’enquête, de
responsabiliser onze noms qui devaient être fortement condamnés et de libérer
tout le reste. Les événements de mai 68 en France et surtout les événements de
Prague ont paru à Bourguiba et à son équipe justifier une procédure
nouvelle : élargir au maximum le champ de la répression et traduire devant
les tribunaux des centaines d’inculpés. Le verdict final a bien reproduit le
schéma premier : onze « dirigeants » à maintenir éternellement en
prison, les autres, « corrigés » par le père de la nation devaient
être libérés après un temps plus ou moins long.
Cela reproduisait-il un clivage politique au sein de Perspectives à ce moment
précis de son histoire ? Je ne le crois pas, pour peu que clivage et
scission impliquent des débats préalables, des luttes et des désaccords
irréductibles sur le fond des sujets débattus.
En
revanche, sur l’attitude face aux tortionnaires, sur le contenu des procès
verbaux de police et du juge d’instruction, sur la fermeté morale des uns et
des autres devant la cour de sûreté de l’État, il y a eu sûrement clivage. Mais
sa nature, sa profondeur ne pourront être connus que lorsque les documents
d’archives deviendront accessibles.
Ce qui
est sûr et à propos duquel les témoignages peuvent être nombreux, c’est ce qui
s’est passé lors de notre transfert au bagne de Borj Roumi à Bizerte,
immédiatement après l’énoncé du verdict du tribunal.
Jugeant d’après la lourdeur des peines que le régime carcéral allait de toute
évidence se durcir d’un jour à l’autre, l’ensemble des détenus sans exception
avait décidé à la prison civile de Tunis d’une date précise lors de laquelle
devait débuter une grève de la faim pour protester contre les nouvelles
conditions de détention et réclamer le statut de détenus politiques. Cette
décision a été communiquée aux familles ainsi qu’à ceux qui organisaient notre
soutien autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.
Les
craintes se sont malheureusement avérées justifiées. Les conditions de
réception et de détention qui ont accompagné les transferts à Borj Roumi ont
été des plus innommables, des plus inhumaines. Le jour convenu, un clivage réel
et profond a séparé la communauté des détenus toutes tendances
confondues : perspectivistes, communistes, nationalistes arabes. Pour les
uns, la résistance s’imposait plus que jamais et du sort de cette confrontation
dépendait la suite de nos rapports avec nos geôliers, pour les autres il
fallait surseoir à la décision convenue et tenir compte des rapports de forces
trop défavorables.
La
grève a eu lieu sur fond d’invectives, voire de dépassements verbaux
condamnables.
Je reste aujourd’hui convaincu qu’une partie essentielle s’est jouée là. La
belle histoire d’héroïsme tranquille inscrite dans la mémoire des autorités
carcérales jusqu’à ce jour a été initiée par cette confrontation. Depuis, des
luttes plus dures on été menées par les mêmes et par d’autres charriés par les
nouvelles vagues de répression. C’est en leur honneur et en l’honneur de tous
les hommes et femmes libres de ce pays.
Je ne
peux pas dire autant de ceux qui, au plus fort de la lutte pour la survie, ont
jugé bon de quémander la grâce de Bourguiba. Outre ce qu’il y a de moralement
condamnable dans ce geste quand on se prétend homme de principes, il aura
contribué largement à prolonger les souffrances de ceux qui ont préféré la
dignité, car depuis les autorités n’ont cessé de croire que des nouvelles têtes
allaient fatalement tomber et qu’il n’y avait qu’à laisser le temps faire.
•
Quelles étaient alors vos conditions de détention ?
En
prison, nous avons découvert la Tunisie moyenâgeuse : les caves, la tonte,
les uniformes, les besoins faits à même le sol. Il y avait dans les caves des
prisonniers quasiment aveugles qui étaient là depuis la répression du coup
d’État de 1962. Nous avons aussi été privés pendant des mois des droits les
plus élémentaires comme la visite des parents, la lecture et la correspondance
ce qui nous a poussé à faire grève sur grève de la faim afin d’imposer aux
geôliers le respect. Le drame de la répression en Tunisie, c’est que tout le
monde devient amnésique. Aujourd’hui, tous disent : « on ne savait
pas ! ». C’est le comble du cynisme ! Je suis persuadé que, tôt
ou tard, ce dossier s’ouvrira. Ce qu’il révèlera sera terrible pour ceux qui
croient aujourd’hui avoir échappé à la justice humaine.
• En
prison, continuiez-vous à avoir des activités politiques ? Les clivages
entre vous persistaient ?
Plus
qu’à nulle autre période, la vie en prison a donné lieu à des débats
idéologiques passionnés et virulents. Les lectures essentielles étaient
constituées des oeuvre de Marx, Lénine et Mao. Les démarcations portaient sur
la caractérisation de la nature de la prochaine révolution en Tunisie :
socialiste façon Lénine, ou démocratique bourgeoise façon Mao. Les débats
faisaient aussi rage sur les taches de l’heure : devaient-elles être de
propagande ou d’agitation ? La question palestinienne et les thèses
hardies du groupe, développées dans la fameuse « Brochure jaune »,
continuaient à alimenter les polémiques entre nous et les nationalistes arabes,
compagnons de prison pour un moment. Et cela sans parler de la tactique la plus
appropriée à suivre face à nos geôliers pour adoucir les conditions difficiles
qui étaient les nôtres. Durant les longues années de prison qui ont duré de
1968 à 1979, deux observations importantes méritent d’être faites.
Premièrement, d’apparence fécondes, ces luttes idéologiques et ces polémiques
développées en prison et en l’absence de tout contact avec la réalité se
fossilisaient de plus en plus et se ramenaient à des querelles de glossateurs.
Chacun finalement défendait une religion avec son livre saint. Deuxièmement,
les fondateurs de Perspectives et la façon d’être et de penser qu’ils ont
imprimé au Groupe façon originale, étaient de plus en plus minoritaires, de
plus en plus persécutés. L’air du temps était revenu au nationalisme arabe, à
la solidarité interarabe avec ses dérives réductrices et ses méthodes violentes
dans la résolution des conflits.
À
partir de 1972 et surtout de 1974, nous avons assisté à l’irruption d’une
nouvelle génération de militants dont les conceptions du monde et de la vie
étaient aux antipodes des nôtres. Adieu transgressions des interdits et
internationalisme fervent, bonjour le rigorisme moral et les référents
identitaires fossilisés et réducteurs. Tout et pêle-mêle nous était
reproché : notre culture francophone, nos libertés par rapport aux
traditions... Certains allaient jusqu’à appeler au jeûne de ramadan pour ne pas
choquer... les détenus de droit commun ! D’autres tenaient en les
tablettes de chocolat ou les boites de fromage que nous envoyaient nos parents
ou nos amis la preuve irréfutable de notre embourgeoisement. L’un d’eux a été
jusqu’à traiter Naccache de juif.
À eux tous ici et à tous les autres, mes salutations sincères et ma fierté
d’avoir été leur compagnon sur ce chemin si cafouilleux et si plein d’embûches
qui mène à l’affirmation de soi et à la joie de faire partie de ceux et celles
qui, à leur corps défendant, auront essayé d’accomplir leurs devoirs d’homme et
de citoyen.
•
Aujourd’hui, une partie de tous ces militants que vous évoquez n’a plus aucune
activité politique. L’autoritarisme demeure pourtant. Vous avez été quasiment
condamné à mort. Que s’est-il passé pour que se produise cette rupture par
rapport à l’espace de votre engagement politique ?
D’abord,
et c’est humain, la répression a été tellement dure, tellement violente,
qu’elle a laminé bien des énergies, émoussé bien des volontés. Ensuite, et là
encore c’est compréhensible, l’âge, les contraintes familiales réduisent la
disponibilité des hommes et des femmes au sacrifice et à l’abnégation.
Mais là n’est peut-être pas le fondamental. Beaucoup des acteurs de l’époque
1968 ont pris conscience que la lutte a changé de camp et de nature. La
politique en tant que niveau privilégié dans la vie des sociétés les convainc
moins qu’avant. Ils sont plus perméables aux grandes idées des droits de
l’homme ainsi que les grandes questions interpellant la globalisation et ses
effets néfastes. Surtout beaucoup d’entre eux pensent qu’aujourd’hui, en
Tunisie, l’essentiel des efforts des intellectuels doit porter sur le niveau
culturel. Ils pensent qu’il ne peut y avoir de politique différente sans
alternative culturelle et, pour peu que l’observateur soit curieux, il
observera aisément que des domaines aussi cruciaux que le cinéma, le théâtre,
l’édition ou le journalisme sont les lieux de prédilection des meilleurs de la
génération de 1968. Ils y font peut-être œuvre médiatiquement moins visible,
mais certainement à terme politiquement plus efficace.
[1]. Union générale des
étudiants de Tunisie créé en 1952.
[2]. Parti communiste tunisien créé en 1920.
[3]. N. Ben Khedder fait référence au parti au pouvoir, le Néo-Destour qui
deviendra, en 1964, le Parti socialiste destourien (PSD).
[4]. Écrivain algérien.
[5]. N. Ben Khedder fait référence ici au PCF.
[6]. Ancien cadre du FLN et animateur de la revue « intellectuelle »
Révolution africaine. Aujourd’hui, historien et auteur de nombreux livres sur
la guerre d’Algérie.
[7]. Élu secrétaire général de l’UGET en 1962.
[8]. Actuellement dirigeant du parti d’opposition légale, le Forum démocratique
pour le travail et les libertés (FDTL).
[9]. Membre du gouvernement, représentant du courant socialiste du Néo-Destour.
[10]. Gilbert Naccache est issu d’une famille juive tunisienne.
[11]. Détournement de la légende du « Combattant suprême ».
[12]. Cf. entretien dans ce même volume avec Mohamed Ben Smaïl, ancien
rédacteur en chef de L’Action puis d’Afrique Action.
[13]. Le Travailleur tunisien, publication créée en 1967 qui deviendra plus
tard le nom d’un groupe politique issu de Perspectives mais démarqué de ses
fondateurs.